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“La Forza delle Stelle” de Stradella

 

 

Stradella fait partie de ces artistes qui ont acquis davantage de réputation par leur vie, leurs frasques et l’agitation de leurs destinées que par leur legs. On compte ainsi non moins de cinq opéras consacré au compositeur — deux en français, le second, dont la musique est de César Franck, réutilisant le livret du premier, rédigé par Émile Deschamps et Emiliano Pacini, deux en en italien, et un, le plus célèbre en allemand, celui de Friedrich von Flotow. Sans compter le roman de Philippe Beaussant qui s’ouvre par un avertissement : en ce qui concerne Stradella, la vérité est parfois plus incroyable que les inventions.

Tout cela est bien beau, et le serait encore plus si le roman de la vie de Stradella laissait un peu plus de place pour ses œuvres. La discographie s’avère relativement décevante, si l’on excepte deux enregistrements dirigés par Enrico Gatti — La Susanna qui a été récemment rééditée par Glossa dans sa collection Cabinet, et des Cantate per il Santissimo Natale (Arcana), qui sont de saison —, auquel on peut ajouter le San Giovanni Battista des Musiciens du Louvre.

Mais c’est du côté profane que nous entraîne La Forza delle Stelle enregistrée par Mare Nostrum sous la direction d’Andrea De Carlo et publiée comme premier volume d’une nouvelle collection du label Arcana, Roma InAedita. Car l’œuvre date de la première période de la carrière de Stradella, celle qu’il a passée à Rome, avant de s’en enfuir — de la fin de cette période (entre 1674 et 1677) d’après Carolyn Gianturoc, auteure d’une importante monographie sur le compositeur et éditrice de la partition de La Forza delle Stelle. L’œuvre a été commandée par Christine de Suède, installée à Rome depuis la fin des années 1650, probablement pour son accademia ; la reine elle-même aurait dicté les grandes lignes du scénario, confiant la rédaction du livret au poète Sebastiano Baldini.

Il ne s’agit pas d’un opéra, mais d’une espèce de longue cantate de dialogue, de conversation plaisante comme le xviie siècle les a affectionnées, sur un thème d’une originalité absolument nulle : l’amour. Damone aime Clori, Clori aime Damone, c’est ainsi au début, c’est ainsi à la fin, et il n’y a pas de réel enjeu dramatique dans le livret de Baldini. En revanche, le poète ménage une certaine subtilité disons dramaturgique. L’œuvre est divisée en deux grandes parties : la première met en présence les deux amants tandis que dans le seconde ils écoutent un groupe de passants qui échangent eux aussi des propos sur l’amour comme pour compléter ce que disaient Damone et Clori. À la fin, Damone avoue : ces passants sont plus ou moins ses marionnettes, c’est lui-même qui a tout manigancé, leur passage et leurs débats, pour offrir un divertissement à sa belle. Çà alors… En vérité, étant donnée l’absence totale d’intrigue une telle révélation ne fait ni chaud ni froid. Le véritable intérêt du livret se trouve davantage dans les vers, les expressions souvent soignées et les jolies images. Bref, à mon avis, l’intérêt de l’œuvre n’est pas essentiellement du côté du livret.

Évidemment, il n’en va pas de même de la musique, d’une rare sensualité qui semble faire écho au goût que Stradella avait vraisemblablement pour les plaisirs de la chair. Elle nous est parvenue dans deux versions. L’une, conservée aujourd’hui à Modène, n’a que trois passants (dans la deuxième partie) ; l’autre, conservée à Turin, a cinq passants et c’est celle qui a été retenue par Andrea De Carlo et qui est, d’après Carolyn Gianturco, la version romaine. Les deux versions ménagent une alternance entre concertino (deux parties de violons et continuo) et concerto grosso (deux parties de violons, alto, et continuo). Dans la version conservée aujourd’hui à Turin, il y a en plus alternance entre deux concertinos, qui étaient sans doute disposés à deux endroits différents dans le palais de Christine de Suède à Rome. Comme l’indique le chef dans la notice du disque, les deux concertinos ne sont presque jamais réunis et cette opposition spaciale perdait un peu de son évidence au disque où il était plus pertinent de rendre compte de l’opposition entre le concertino et le concerto grosso. Au reste, la version conservée à Modène ne comporte qu’un seul concertino.

Ces indications pourraient être anodines, mais elles nous apprennent que Christine disposait probablement d’un orchestre imposant et qu’il est fort probable que les effectifs pour cette Serenata étaient au moins deux fois plus importants que ceux de Mare Nostrum pour cet enregistrement. Autre temps, autres moyens…

 

La structure de l’œuvre est rendue apparente par les pièces instrumentales : une Sinfonia au début, une autre à la fin de la première partie, une troisième juste avant que Damone et Clori reviennent sur la scène à la quasi fin. Si la liste des pistes laisse apparaître un peu moins d’une moitié de titres “recitativo”, il ne faut pas s’y tromper : ils tournent assez souvent à l’arioso, de sorte que la partition est extrêmement mélodique. Et quelles mélodies ! Souvent sinueuses, le souffle long, étranges et envoûtantes. La première aria, «Miri mai di me chi sia» est à cet égard très représentative, avec ses violons qui tissent au-dessus de la voix leurs arabesques…

On peut critiquer Nora Tabbush, qui semble parfois marquer quelques difficultés dans l’aigu et y écorcher la justesse çà et là (pas tout le temps, ce serait plus grave sinon) ; néanmoins, le timbre est étonnant, très personnel, reconnaissable, et le personnage créé par sa voix semble vivant. De plus, et c’est un atout, on distingue clairement son timbre de celui de Claudia Di Carlo, plus brillant sans être acéré, et d’une agréable rondeur ; cette dernière livre une performance impeccable. Dans deux tessitures à peu près identiques, il n’est pas rare que les voix se confondent, et ici ce n’est pas le cas : choix judicieux. L’une, Nora Tabbush, Damone, à qui revient le rôle de rassurer son aimée et de soupirer (c’est l’un des derniers mots que chante Damone), a quelque chose d’un peu plus méditatif dans la voix même, comme un léger voile, tandis que l’autre, Claudia Di Carlo, paraît lumineuse et enjouée, sans toutefois livrer la musique à la superficialité. De toute la première partie, avec ces deux voix et l’accompagnement ici réduit de sorte qu’il paraît plus intimiste, émane quelque chose d’infiniment langoureux et sensuel. J’ai dit intimiste ? Je pourrais dire très intimiste, et on imagine volontiers cette musique chantée depuis quelque lit.

La deuxième partie est plus rhétoricienne, faisant la part belle aux duos et trios. À Raffaelle Pè échoit une partie difficile, souvent grave (problème qu’ont souvent les contre-ténors au demeurant), de sorte que certaines notes, dans les ensembles, se perdent… La voix s’épanouit davantage dans le medium, dévoilant un timbre onctueux. Le ténor Maurizio Dalena semble plus à son aise. Les récitatifs de l’un et de l’autre sont joliment animés, et leurs voix s’unissent parfaitement. On remarquera aussi une diction claire et un vrai plaisir de l’articulation comme qualité non plus seulement textuelle mais aussi musicale — la même remarque vaut pour les deux dames. Cette qualité d’articulation, y compris musicale, est poussée à son paroxysme par la basse Mauro Borgioni, au timbre mi-bonhomme mi-sage, ferme et bien campé. Si les parties de sopranos peuvent se targuer de longues mélodies, la basse en a moins — cependant le ténor et le contre-ténor n’ont pas d’aria seul, alors que la basse en a un —, et pourtant il donne à sa partie de beaux reliefs.

Indéniablement, l’ensemble Mare Nostrum brille, scintille même souvent, avec un continuo extrêmement soigné et varié mais pas délirant, florissant sans fouilli, sobre et efficace. Les cordes ont toutes une qualité d’attaque du son très appréciable, surtout dans la prise de son assez réverbérée. Les sinfonie ont fière allure, et les accompagnement sont d’une finesse de gourmet. J’ai déjà dit que les effectifs, plus réduits que ceux dont disposait Christine de Suède, créent une impression de proximité qui, à mon avis, sied bien au propos de l’œuvre, plutôt léger. La direction est sans heurts, mais sans mollesse, fluide et même assez jouisseuse — ah ! le plaisir de la dissonance juste avant le repos de la cadence, çà et là… Plutôt que de morceler le discours, ce sont les lignes qui sont mises en avant, et qui, ainsi, guident l’auditeur. La musique de Stradella, dans ce disque, devient vite agréablement familière.

Oui, la qualité première de cette Forza delle stelle semble être, plus que la lisibilité (non que ce ne soit pas lisible, mais qu’on se préoccupe peu de lire et plus de profiter), une véritable plaisir presque permanent, un plaisir dont on se choie coupablement. J’ai parlé de lit tout à l’heure — j’aime bien cette image. Imaginez en plus une boîte de chocolats à côté du lit. Ou (et/ou, si vous préférez), un bon vin. Je crois qu’on y est.

Lors du concert donné au festival de Sablé par Mare Nostrum, le public ne s’y trompa guère, et réserva des applaudissement enthousiastes à La Forza delle Stelle. Avec une musique aussi belle, on se demande comment la musique de Stradella est si peu jouée et enregistrée. Mais les choses changent, et un festival Alessandro Stradella a été créé à Nepi, ville natale du compositeur ; Andrea De Carlo en a les directeur artistique, et ce disque est aussi une émanation de festival. Un disque à mettre dans toutes les oreilles et qui figuerera assurément, aux côtés de ceux que j’ai pu citer, parmi les références incontournables.

 

 

 

 
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