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Le BABILLARD (FR) October 2015 

Stradella notes d’or

par Loïc Chahine · publié lundi 12 octobre 2015 · 

 

 

En 403, l’impératrice Eudoxie, qui estimait que son peuple devait l’adorer, fit ériger au haut d’une colonne de porphyre une statue d’elle en argent massif. Le faste qu’elle déployait là comme en sa cour ne fut pas du goût de tout le monde, et elle se mit à dos, non trois enfants comme ceux que Nabuchodonosor envoya dans la fournaise, mais l’habile prêcheur Jean dit Chrysostome (« bouche d’or ») qui ne manqua pas de fustiger l’hybris de la souveraine en commençant un de ses sermons par ces phrases : « De nouveau Hérodiade est en démence. De nouveau elle danse. De nouveau elle réclame la tête de Jean sur un plat. » Le futur saint ne voyait-il pas bien venir sa prochaine condamnation ? La sentence fut néanmoins moins radicale que pour Jean-Baptiste : il ne fut condamné qu’à l’exil. Ironie du sort : Eudoxie mourra quelques mois après le départ de Jean Chrysostome qui, lui, vivra encore quelques années.

L’opposition du saint et de l’impératrice avait de quoi inspirer : n’y avait-il pas là matière à réflexion sur l’exercice du pouvoir, sur la dignité qu’il impose à celui (ou celle) qui le détient pour être légitime et demeurer compatible avec la foi ? C’est du moins ce que propose le livret (dont on ignore l’auteur) du San Giovanni Crisostomo mis en musique par Stradella et qui constitue le deuxième volume du « Projet Stradella » mené par Andrea De Carlo et le label Arcana.

Si, pour La Forza delle stelle qui l’a précédé dans la collection, on était très renseigné sur les circonstances de création, la situation est exactement opposée pour cet oratorio. On ignore quand il a été composé, et on en est réduit aux hypothèses. Luca Della Libera suppose qu’il doit dater des années qui ont suivi l’élection à la papauté de Benedetto Odescalchi sous le nom d’Innocent XI, en 1676. On ne conserve de l’œuvre que la partition — même pas un livret imprimé, comme c’est le cas pour d’autres pièces. Dès lors, nombreux sont les personnages chantants dont l’identité est incertaine. Le texte du livret qui accompagne le disque fournit à cet égard toutes les explications nécessaires.

L’action est faite de débats entre Eudoxie et divers personnages (dont, bien sûr, Jean Chrysostome), mais aussi de commentaires moraux sur la conduite des uns et des autres. Tout cela donne lieu à des airs et à des ensembles relativement contrastés, où Stradella déploie une écriture plus virtuose, vocalement parlant, que dans La Forza, mais où l’on retrouve les virages mélodiques particuliers qu’il affectionne tant, et une qualité contrapuntique, dans les duos et trios, où se fait entendre la tentation du madrigal.

Dans l’ensemble, la distribution est assez homogène. Certains détesteront certainement ces voix très marquées, assez brutes, mais on ne peut nier que toutes se situent dans un même esprit : des voix assez droites. Pour ma part, j’avoue que la plupart de ces voix et de ces manières de chanter ne me déplaisent pas.

À tout seigneur tout honneur, Jean Chrysostome est campé par Matteo Bellotto. Le timbre est riche mais sans lourdeur. D’aucuns l’auraient sans doute souhaité plus massif, mais l’orateur sait moduler ses effets, et l’on ne peut qu’admirer l’agilité qu’il déploie dans les amples vocalises qui lui sont confiées comme la vitalité de ses réponses à Eudoxie (par exemple dans la première confrontation, piste 12). Finalement, ce Jean Chrysostome est encore très humain, et c’est là ce qui en fait un adversaire redoutable : il ne fallait pas un roc, sans doute, et Matteo Bellotto n’en est pas un. Face à lui, l’Eudoxie campée par Arianna Vendittelli est dotée d’un timbre particulier, assez acide dans l’aigu (les aigus sont souvent un peu tirés, voilà la vraie limite de cette chanteuse), souvent pointu, mais très marqué. On peut avoir l’impression que le son même de la voix incarne l’impératrice souvent en furie. Ses vocalises pleines de bravoures, acérées, dépeignent à merveille un personnage relativement odieux (« Chi con picciolo serpente », piste 25, puis « Su destati, o sdegno », piste 29, où elle campe la parfaite peste colérique et capricieuse). Cela ne l’empêche guère d’exprimer ses doutes dans son premier récitatif, où l’on sent, même si l’on ne comprend pas parfaitement le détail du texte à la première écoute, qu’elle est tiraillée entre le respect dû à Dieu et sa propre vanité (piste 2) ; elle sait aussi s’adoucir (« Par che gelida tema », piste 8) ou se composer une contenance plus majestueuse (« Crisostomo s’appelli », piste 10)… Bref, Arianna Vendittelli compose un personnage et l’incarne, et peut parvenir, pourvu qu’on soit sensible à ce type de voix (je ne déteste pas le citron, pour ma part) et malgré ses défauts, à envoûter (« Benché audace sia ’l desire », piste 9).

Les trois autres voix n’ont pas vraiment de personnage attitré. On y distingue le ténor aimable de Luca Cervoni, très beau diseur au timbre clair et au chant sans affectation. Si Arianna Vendittelli est acérée, à l’opposé, Nora Tabbush a quelque chose de plus apaisé. Là encore, le timbre est très particulier, mais je ne peux cacher que je suis touché par ce chant plein d’aménité qui conduit les phrases avec une espèce de naturel qui s’avère assez délicieux. Elle est très proche de l’idée que je me fais de la sprezzatura. Le point le plus faible de la distribution est à mon sens le contre-ténor Filippo Mineccia, qui manque de son et dont le timbre plutôt pauvre peine à se faire une contenance face à la violence d’Eudoxie (piste 6), et tout simplement à se faire clairement entendre de le duo avec Luca Cervoni (piste 11). Le texte est bien mis en valeur, mais le chant manque d’autorité et de caractère. On rêve de ce qu’aurait pu donner une voix plus charnue dans cette partie — le souvenir de Gabriella Martellacci s’est imposé à nous en pensant aux qualités que demande le contralto de la partition.

Dans San Giovanni Crisostomo, et contrairement à ce qui se passe dans La Susannaet dans San Giovanni Battista, les deux oratorios les plus célèbres de Stradella, l’accompagnement « se limite » à la basse continue. Avec l’ensemble Mare Nostrum, cela n’est pas une vraie : on a là un continuo de rêve, qui porte les récitatifs avec ferveur, instrumentant avec subtilité, ajoutant par endroits des contrechants qui ne sont jamais envahissant. Andrea De Carlo sait manifestement quoi faire de la musique de Stradella et, en demeurant parfaitement fidèle à la partition et à son esprit, excelle à faire vivre les lignes en les amenant tantôt vers la déclamation, tantôt vers l’exaltation mélodique. Il n’y a rien de tapageur, ici, et les effets sont soigneusement dosés. On apprécie aussi la qualité des ensembles (entre autre le très beau “coro” « Non vil capanna », piste 16).

San Giovanni Crisostomo n’est pas La Forza delle Stelle ; le discours est ici moins sensuel, évidemment, et Andrea De Carlo et ses troupes (chanteurs et instrumentistes) ont su trouver un équilibre entre une certaine séduction et quelque chose de plus hiératique (ἱερός, sacré), insufflant à l’œuvre un soupçon de dramatisme sans la tirer vers l’opéra, et y distillant un mélange de sensibilité et de sacerdoce. Si Jean Chrysostome était dell’ alme il gran pastore (le grand berger des âmes) pour les croyants du ve siècle, pour ceux qui, en notre xxie, croient en Stradella, c’est l’ensemble Mare Nostrum qu’il faut suivre.

 
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