L’éloquence de Sainte Édith
Par Loïc Chahine · publié samedi 14 mai 2016
Fin août dernier, nous fûmes au festival Stradella, à Nepi, ou nous avons pu découvrir cette Santa Editta. Nous en annoncions et nous en attendions la parution discographique, et la voici. Serons-nous donc condamné à répéter, presque mot pour mot, ce que nous avions déjà dit du concert à propos du disque ? Pas tout à fait, bien sûr, puisqu’un concert n’est pas un disque, mais implique une écoute différente. On retrouvera néanmoins ici beaucoup de louanges et guère de défauts, ceux du concert s’étant effacés pour l’enregistrement.
Nous renvoyons, pour les précisions sur l’œuvre, à notre précédent article (ainsi qu’au livret du disque, dans lequel Arnaldo Morelli propose une intéressante hypothèse de datation et de contexte de l’œuvre). Rappelons seulement que, contrairement aux plus célèbres San Giovanni Battista et Susanna, la Santa Edittaest un oratorio où les voix sont accompagnées par la seule basse continue, sans autres instruments pour les ritournelles. On y perd, peut-être, en séductions plastiques immédiates, en facilité d’abord, ou du moins on y perdrait si la partition était confiée à des chanteurs et instrumentistes moins convaincus que ceux réunis par Andrea De Carlo, qui semble avoir parfaitement réussi à leur transmettre son enthousiasme. Car, telle quelle, la Santa Editta nous emporte dans un flux continu.
Si, en effet, il s’agit ici d’un enregistrement « en studio » (en réalité, il a eu lieu dans le même lieu que le concert, mais l’expression « en studio » veut simplement dire que ce n’est pas un live ou, pour parler italien comme la circonstance semble nous y inviter, dal vivo), on retrouve la même énergie qu’au concert. Pas un temps mort, et aucune aridité non plus, voilà les premières qualités de ce CD.
Concentration semble être l’un des maîtres-mots de cet enregistrement : concentration parce qu’à aucun moment la tension ne se relâche, concentration parce que la musique est réduite à son essentiel, sans vains ornements (pour un oratorio qui raconte le renoncement au trône, voilà qui n’est pas mal). Et si la concentration est un des maîtres-mots, l’efficacité en est un autre, car dans cette réduction, ce refus du superflu, il y a, aussi bien dans l’œuvre elle-même que chez les interprètes qui la font vivre un sens de la justesse qui toujours touche au but. On est captivé des premières mesures.
Ceci en particulier grâce à un continuo très soigné, superbe d’unité, bénéficiant d’un soin presque maniaque du détail sans jamais pourtant perdre de vue l’ensemble — nous avons bien écrit presque maniaque, car le soin du détail n’est jamais poussé jusqu’au défaut, jusqu’au maniérisme. On a affaire ici à un continuo dramatique, épousant le drame, le soulignant, accompagnant les inflexions du texte avec acuité, jouant avec les affects sans jamais tomber dans l’affectation. Bref, un travail d’orfèvre, mais d’orfèvre de la plus belle tradition, et non de m’as-tu-vu. Dans le continuo même, l’éloquence est omniprésente, autant que la beauté du son — car ce continuo prodigue aussi un certain hédonisme sonore, sans jamais tomber dans l’amollissement, aussi bien du côté des archets de François Joubert-Caillet (basse de viole), de Jasmina Capitanio (violone et dessus de viole) et d’Andrea Fossà (violoncelle) qui assurent une belle ligne, que des cordes pincées de Pieter Theuns (archiluth), de Daniel Zapico (théorbe) et de Marta Graziolino (harpe) qui réalisent avec beaucoup d’agréments, ou encore des claviers sobres et sûrs de Marco Silvi. (Beaucoup de monde, mais jamais on n’a l’impression d’une masse lourde, car l’instrumentation témoigne, elle aussi, d’une grande sagesse.) Ces qualités que nous venons de relever, il est bien clair qu’on les doit autant aux instrumentistes qu’à la direction d’Andrea De Carlo, et il paraîtrait étrange de vouloir distinguer l’un de l’autre. Le travail mené ici aussi bien sur l’accompagnement que sur les brèves ritournelles pourrait même avoir valeur de leçon, tant il est abouti.
Que dire maintenant des chanteurs ? Il n’y en a aucun qui ne soit remarquable, et tous excellent à insuffler, eux aussi, leur part de vie à ces arie aux contours mélodiques souvent complexes et tourmentés et aux récitatifs eux aussi très mélodiques, incarnant, véritablement, un idéal équilibre entre la musique et les paroles, sans donner de primauté ni à l’un ni à l’autre.
C’est bien entendu Verónica Cangemi qui tient le haut du pavé, si l’on peut dire, comme de l’affiche, puisqu’elle incarne le rôle-titre. La voix, bien sûr, n’est plus dans sa prime jeunesse, et c’est tant mieux, car en contrepartie, quelle humanité ! Les fragilités mêmes sont exploitées de manière magistrale, et la soprano argentine, au sommet de moyens musicaux exceptionnels, sait déployer avec douceur les lignes serpentines de l’aria «Così fuggite», faire montre d’un beau legato dans les mélismes et les vocalises, mettre en valeur une surprise mélodico-harmonique, s’engager dans les appuis et les ports de voix avant les finales. L’intelligence du texte et de la musique laisse pantois. Qu’importe alors que la voix manque, en quelques menus endroits, d’un peu de précision dans l’aigu, puisque la chanteuse sait mettre, véritablement, de l’âme dans les lignes de chant ? L’Editta de Verónica Cangemi est, redisons-le, fragile, humaine, et par là, touchante.
Face à elle, les deux sopranos de la jeune génération italienne Claudia Di Carlo et Francesca Aspromonte se distinguent dans les rôles allégoriques, respectivement, de l’Humilité et de la Noblesse, ainsi que dans les ensembles. Toutes deux sont dotées d’un timbre assez clair, brillant, mais sans agressivité ni raideur, et figurent bien les allégories, avec quelque chose de plus immatériel que l’Editta, ainsi qu’il convient.
Il n’en va pas de même de la Grandeur de Gabriella Martellacci : loin d’être immatérielle, elle est impérieuse. Elle ne mord pas le texte, elle le dévore. Le timbre est sombre, l’émission assez directe, la tessiture, terrible, est maîtrisée avec brio. Il faut dire que le rôle pose question : noté en clef d’ut troisième ligne, il pourrait aussi bien être confié à un ténor, car la tessiture, partant du mi grave, ne se développe pas vraiment dans l’aigu. La partition, toutefois, note bien contralto. Le rôle pourrait avoir été confié, à la création, à l’une de ces femmes contraltos exceptionnelle, comme la mère Desnots à qui Charpentier confiera des parties graves dans certaines de ses Leçons de ténèbres et des Répons qui vont avec (la tessiture est tout à fait similaire, surtout si l’on prend en compte la différence du diapason). Quoi qu’il en soit, on ne peut que se réjouir d’entendre et de réentendre Gabriella Martellacci, son chant nuancé et son délicieux sens du texte.
Dans le rôle de la Beauté, le ténor Fernando Guimarães (dont le nom est d’ailleurs mal orthographié dans le livret du disque, l’ã s’y trouvant à la mauvaise place) n’a, hélas, que peu d’occasion de se faire admirer, car sa partie est peu brillante, mais lui aussi semble vouloir donner au texte toute sa valeur de conviction. Il est remarquable dès les premières notes de son premier récitatif et son chant s’avère, dans chacune de ses interventions, très séducteur — comme il convient au rôle, d’ailleurs.
Enfin, la basse Sergio Foresti est un Senso (c’est-à-dire de l’ensemble des sens plutôt que du sens tout court) diaboliquement enjôleur dans son premier air, aux allures presque jésuites dans «Dunque il ciel tanti contenti». La voix, profonde, est pleine, presque rocailleuse, terrestre, mais sait, quand il le faut, s’adoucir.
On l’aura compris, la distribution est remarquablement homogène dans son attention aussi bien à la ligne musicale qu’au texte. Il y a, dans cet enregistrement, troisième volume du Projet Stradella, aussi réussi que les précédents, quelque chose de toujours parfaitement juste et équilibré, quelque chose de fascinant aussi. Ajoutons que le plaisir est aussi visuel, car les couvertures sont illustrées de belles photographies de Gabriele Croppi, que l’on retrouve avec plaisir d’un volume à l’autre de la collection. Si La Forza delle Stelle du même ensemble était un monument de sensualité, cette Santa Editta, avec ses six chanteurs, l’ensemble Mare Nostrum et la direction bienveillante et passionnelle d’Andrea De Carlo, s’impose tout autant comme un des fleurons de la discographie et s’élève comme un beau monument, et rappelle qu’en musique ancienne, la rhétorique n’est pas un vain mot.