Voici un enregistrement, qui, à la manière de l'Arpeggiata, transgresse les lisières entre musique populaire et musique savante, musique du monde et musique baroque. Et s'il paraît dans la fameuse collection du Chant de la Terre et non Ut pictura Musica de chez Alpha, c'est bien parce que Mare Nostrum, bien qu'offrant une interprétation historiquement informée (plus ou moins, cf. l'arrangement bien contemporain des "Cumbées") sous la direction fine et enthousiaste d'Andrea de Carlo, se concentre avant tout sur les atmosphères tantôt mystique ("Ayo visto la mappamondi"), tantôt jubilatoire (La Media Bamba des années 30), et tantôt poétique ("Marizàpalos") avec un égal bonheur, au long d'un voyage généreux et accessible à travers cette Nouvelle Espagne aux créations incroyablement variées. La Nouvelle Espagne, c'est cette terre immense, s'étendant de la Californie au Texas jusqu'aux confins du Costa Rica dans laquelle se développèrent les arts, mêlant les influences mexicaines aux compositions ibériques, où s'épanouit le genre idiomatique du "son", brève œuvre musicale fondées sur des patrons rythmiques et harmoniques récurrents, recouvrant largement chaconnes ou sarabandes du Vieux Monde, influences populaires africaines ou mexicaines, laissant une large place à l'improvisation. On avoue que devant la richesse et la diversité des sones, la définition semble coiffer un vaste éventail de pièces.
Mais au-delà de la difficulté de cerner les influences et les périodes, puisque l'enregistrement propose un panorama du XIVème siècle à nos jours, avec la datation toujours incertaine et périlleuse des airs populaires, c'est bien le jeu de timbres et de couleurs, la simplicité jouissive, la spontanéité et la sincérité de l'interprétation qui emporte l'adhésion. Si on aurait pu se passer de "La Media Bamba" introductive, cependant accrocheuse, les caprices du fleuves recèlent bien des joyaux, à commencer par le sulfureux "Ayo visto la mappamondi" de Johannes Cornago (1400-1474) où Nora Tabbush déploie un timbre évocateur et troublant, flottant de manière évanescente au-dessus des violes grainées frémissantes, dans une pénombre aux effluves d'encens, avant de s'abandonner aux délices tendres d'ariettes telles "Marizàpalos" ou "Con amores la mi madre". La dernière partie de la traversée est moins "datée" avec une succession de pièces traditionnelles mexicaines démontrant une continuité stylistique flagrante à la fois par les combinaisons de l'orchestration et l'interprétation franche mais évocatrice de l'ensemble. Ainsi, "Los Imposibles" ne renie pas quelques accents élisabéthains dans l'exposition initiale du thème au luth, tandis que les diminutions judicieuses d'Andrea De Carlo renouent avec la pratiques des thèmes et variations si chers aux XVI-XVIIe siècles, une certaine décontraction lancinante en sus, comme si écrasés de chaleur nos artistes se laissaient aller à leur inspiration talentueuse et souple. Le très rythmé "El Torito", avec ses percussions, rappelle à ceux qui l'auraient oublié la latinité brûlante du propos, servi par un Ensemble Mare Nostrum d'un naturel confondant, du cornet à bouquin jazzy de Josué Meléndez Pelaz à la harpe cristalline cinglante de Lincoln Amada pour un voyage moins initiatique que festif et rêveur, et au final aussi réussi que difficilement cernable.
Armance d'Esparre